"Il faut cultiver notre jardin"

vendredi 4 août 2017

Immersion en littérature

Les vies de papier de Rabih Alameddine est un livre foisonnant. Véritable ode à la littérature, au langage et à la traduction, il peint aussi la vie quelque peu cabossée de son héroïne. 
Aaliya Saleh, 72 ans, a les cheveux bleus et une passion pour la traduction. Retraitée après avoir exercé dans une librairie, cette septuagénaire s'est créée un monde qui la protège de l'extérieur, du passé, des souvenirs, des autres. Répudiée par son impuissant de mari, isolée dans sa famille, abandonnée par sa grande amie Hannah qui a décidé de cesser de rêver sa vie, Aaliya se réfugie dans son appartement, véritable cocon où s'empilent toutes sortes de romans, dont ceux de ses auteurs préférés, Pessoa, Nabokov ou Kafka. Quand la majeure partie des gens se remet de son réveillon du jour de l'an, Aaliya, elle, a un autre rituel : après avoir allumé deux bougies pour Walter Benjamin, elle choisit avec délectation le titre du roman qu'elle va traduire. Armée de la traduction anglaise et de la française, elle s'attache à rendre en arabe les subtilités du récit. Plaisir solitaire puisqu'elle ne se soucie pas de se faire éditer ni même de se faire lire. Cette tâche lui convient, l'isole et lui permet de s'échapper de Beyrouth en guerre, d'un monde qui lui échappe et de relations familiales difficiles. C'est entre les pages de ces ouvrages qu'elle vit pleinement. Femme forte en apparence, elle révèle, au gré de ses nombreuses digressions, bien des failles : femme seule, sans enfants, elle s'est fabriquée toute seule. Ainsi, c'est en autodidacte qu'elle a découvert Chopin et la musique classique. Décontenancée par les atteintes du temps (son extrême sensiblerie la paralyse), solitaire (les attentions du gardien du musée national de Beyrouth la touchent) voire isolée, elle a du mal à trouver sa place dans la vie normale. Qui plus est dans une Beyrouth en guerre, abîmée et meurtrie par les conflits. Heureusement, les "vies de papier" la portent et l'aident à voir s'écouler le temps, à rester en vie. Voici d'ailleurs ce qu'elle écrit : "Je me suis depuis bien longtemps abandonnée au plaisir aveugle de l'écrit. La littérature est mon bac à sable. J'y joue, j'y construis mes forts et mes châteaux, j'y passe un temps merveilleux. C'est le monde à l'extérieur de mon bac à sable qui me pose problème.Je me suis adaptée avec docilité, quoique de manière non conventionnelle, au monde visible, afin de pouvoir me retirer sans grands désagréments dans mon monde intérieur de livres. Pour filer cette métamorphose sableuse, si la littérature est mon bac à sable, alors le monde réel est mon sablier- un sablier qui s'écoule grain par grain.
La littérature m'apporte la vie, et la vie me tue." (p. 15)
Un moment particulièrement poignant : celui où Aaliya, après avoir refusé que sa mère, très diminuée, vienne vivre chez elle, se retrouve chez son demi-frère pour comprendre le cri d'horreur que sa génitrice a poussé en la voyant. S'ensuit alors, après une longue attente, un lavage des pieds de l'aïeule effectué avec douceur et délicatesse. Un moment suspendu où la fille prend soin de sa mère et renoue un contact fort. Un autre plus léger mais porteur d'optimisme : celui où, aidée de ses voisines Aaliya se retrouve à faire sécher toutes les pages volantes de ses manuscrits qui ont pris l'eau. Beau moment de solidarité entre femmes.
Un très beau livre, émouvant et fort.

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